Sylvain Piéplu|Il arrive parfois...

Il arrive parfois que l’on traîne dans les squares à la recherche d’une personne que l’on n’a jamais vu, on s’assoit sur un banc, attentif, et on l’attend. On ne sait pas si elle est noire, indienne, chinoise ou blanche née de mère juive et de père arabe, ou du contraire, ou bien de pêcheurs bretons dont le regard se perd dans les vagues et le vol des goélands au long cours.

Mais toujours elle résonne en nous, c’est celle là, Elle, celle que notre cœur attend.

Celle pour qui depuis toujours on s’est préparé, celle que l’on doit rencontrer si la vie veut avoir un sens, celle pour qui l’on est venu.

Elle qui n’a pas de couleur, pas de nationalité, pas de race, pas de papier particulier. Celle que sur la terre, en n’importe quel pays, nous devons trouver.

On sort du square et on marche, on marche… Déjà la ville perd de sa densité, le grand espace des rails perce une large trouée, les maisons s’écartent. Sur un quai, éloigné de la gare, le train des réfugiés qu’on expulse. On regarde, on détaille chaque visage, le cœur battant, elle est là, sûrement là ! Le train s’ébranle. Arrêtez le train, arrêtez le train ! Dans ces centaines de regards que l’on exile, ces centaines de regards que l’on jette en pâture à la grande foire aux bestiaux de la raison froide et implacable, dans ce train là, sûrement, il y a mon amour. On s’accroche à un wagon, déjà le soleil se couche, tachant d’ombre toute la voie. Quelqu’un nous agrippe, le train s’éloigne.

On laisse errer ses yeux jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un petit point noir à l’horizon et même là on continue de regarder, les yeux aveuglés, le regard fixe. Des larmes malgré nous se collent à nos paupières.

Alors, de la gare, on prend le bus, on arrive à l’aéroport. Les panneaux lumineux cliquettent, les avions en partance pour le monde et là, à travers les vitres, un autre convoi de sans papiers que l’on renvoie par un charter de la même implacable raison. On scrute, et si elle était là, si elle avait fait tous ces kilomètres, subi toutes ces traques, essuyé toutes ces vexations pour le moment de notre rencontre et qu’au moment, maintenant, ou on devait se rencontrer, là peut-être le seul moment de notre vie ou même de toutes nos vies, là, maintenant, ils allaient l’emmener, emmener notre amour noire, ou jaune, ou métissé parce qu’un manteau de haine et de peur a été tissé sur l’étranger, celui qui est la cause de toutes nos défaites, toutes nos frustrations, toute notre incapacité d’aimer, toute notre médiocrité. Mais cet étranger qui part, là-bas, encadré par ces êtres en uniforme, ces gardiens de la loi, c’est mon amour, celle là même pour qui je suis venu, je suis né.

Le dernier sans papiers disparaît dans la carlingue. Autour de moi des enfants, des femmes, des hommes de toutes les couleurs, le nez collé aux panneaux vitrés, regardent les portes automatiques se fermer. Pas une larme, leurs vies se coupent en deux. Les enfants ne comprennent pas encore et les adultes ne veulent pas, ne peuvent pas croire.

On chasse l’étranger, le réfugié comme on a chassé l’amour de son cœur. Et l’angoisse, insidieuse, s’installe. Tous les étrangers sont partis et nous ne sommes pas plus heureux. Qu’est ce qui gêne encore ? Les jeunes ? Les voisins ? L’autre ? Qu’est ce qui nous empêche d’être heureux ?

Nous sommes entre français et nous ne sommes pas heureux. Qu’est ce qui gêne encore ? Certains sont riches, d’autres sont pauvres, doit-on, pour être heureux supprimer les pauvres ?

Oui, faisons ça. Après l’expulsion des étrangers, premier pas vers le bonheur, allons plus loin, supprimons les pauvres, les SDF, les inadaptés. Interdisons à nos jeunes de traîner dans les rues sans surveillance, qu’ils restent enfermés après la tombée de la nuit. Supprimons tout ce qui n’est pas nous, tout ce qui nous plonge dans l’insécurité, tout ce qui n’est pas conforme. Supprimons les artistes.

Je me réveille en sursaut, je m’étais endormi le nez contre la vitre. Dehors le soleil brille. Je descends. Des enfants de toutes les couleurs jouent dans la cour et la rue. Un désordre heureux, des sourires, un peu d’Afrique, un peu d’Inde, un peu de Maroc et d’Algérie toutes les odeurs se mélangent, safran, cardamome, cumin. Une femme indienne laisse flotter autour d’elle un parfum de jasmin.

" L’étranger chez soi vous évite tout déplacement " et je vois flotter le gros pistolet d’Alfred Jarry et son cure-dent qu’il a réclamé comme dernier souhait avant de mourir.

Je prends le chemin du square au haut de la rue Léon. La rue Léon, la rue Myrrha, les rues qui font peur, les rues des dealers les rues où plus de soixante dix ethnies se croisent, les rues où tout le monde parle à tout le monde. Les rues pleines de poésie et d’inattendu où un sourire surgit du pire.

Je remonte jusqu’au jardin public, les enfants jouent, pratiquant sans avoir fait d’études, de hautes écoles particulières, l’échange des biens et des marchandises entre citoyens du Monde. Les langues, les cris et les rires de ces touts petits se mélangent dans une symphonie vivante et naturelle.

Qui a pu inventer cette idée de race, de religion, de supériorité ethnique.

En quoi, vu l’état de la terre, vu ce qu’on en fait, peut-on se vanter de quoi que ce soit ? Et comment, peut-on rester plaqué dans ce jeu stupide du blanc et du noir, du bien et du mal, du bon, nous, et du mauvais, l’autre ?

Pourquoi tout s’arrêterait-il à ce bipède prétentieux, n’avons-nous pas depuis le premier big-bang évolué ? Sommes-nous condamnés à errer toute l’éternité dans des peaux d’hommes inamovibles, faiseurs de guerre,
empêcheurs d’amour, rats humains avides de détruire la terre ? Ne va-t-il pas surgir de ce même homme, habillé de rouge, de noir, de jaune de métissé ou de blanc quelque chose au delà des couleurs, des races, des religions. Une vrai naissance du cœur humain ?
Est-ce que pour l’Evolution, les pensées, les opinions, la philosophie quelle soit nihiliste, nitchéenne ou révisionniste a de l’importance ?
Ne va-t-elle pas, l’Evolution, nous réveiller de ce cauchemar, de ce mensonge, de cette illusion des apparences pour nous faire voir enfin qu’il n’y a qu’un seul homme en marche vers lui-même ?
Sommes-nous des produits finis, l’ultime perfection de la nature, ou sommes-nous, simplement, dans notre meilleur aspect, des aspirants d’amour.
Et tout à coup, là, dans ce jardin public, tout se brouille mais tout devient vrai, chaud, vibrant. Le cloisonnement du petit mental humain s’est fissuré,
les apparences s’effondrent, derrière l’illusion totale de nos idées du monde,
Il ne reste qu’un enfant qui joue.

Retrouver ce texte dans le recueil La plus grande pièce du monde aux éditions Des Amandiers.

29 septembre 2002
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